DANS LE SECRET DE LA RENAISSANCE DU PALM BEACH DE CANNES

Le Palm Beach de Cannes sera-t-il la vedette de ce Festival de Cannes 2025? Prononcez le mot « Festival », et une géographie vient tout de suite à l'esprit. Le Palais, bien sûr, et, d’ouest en est, Le Majestic, le Carlton et le Martinez, ces trois diamants hôteliers sertis sur le collier de la Croisette où bourdonnent, deux semaines durant, la colonie de stars et d’attachés de presse, de pontes du cinéma, de joailliers, de make up artists et de wannabe décomplexés. Cette année, il faudra pourtant compter avec une nouvelle gemme, posée face à la mer depuis cent ans, un peu oubliée avant d’être briquée, magnifiée, repolie – en un mot, un retour à la vie.

Des langoustes dans la piscine

« Le Palm Beach, c’est pour les Cannois l’équivalent de la Tour Eiffel : c’est un lieu très exposé visuellement, qu’on vienne par la route de Mandelieu, qu’on soit sur la Croisette ou qu’on arrive en avion à Nice. Tout le monde, ici, y attache une grande valeur émotionnelle, jeunes et moins jeunes », affirme Jerry Pellerin, architecte associé de l’agence Caprini & Pellerin et Cannois lui-même, impliqué depuis cinq années dans ce chantier colossal estimé à au moins 100 millions d’euros. Ce n’est pas Henri Verneuil qui aurait dit le contraire – il y tourna en 1963 des scènes de Mélodie en sous-sol, avec Alain Delon et Jean Gabin, dans la piscine d’eau de mer où, paraît-il, on glissait parfois des langoustes dont les carapaces étincelaient sous les feux d’artifice. Gina Lollobrigida, Serge Gainsbourg, Denis Hopper ou encore Grâce de Monaco sont seulement quelques-unes des célébrités ayant foulé les parquets et les moquettes épaisses, tout comme Francis Ford Coppola, à qui Chanel réservait l’année dernière un dîner exceptionnel au Palm Beach après la projection ultra attendue de l’ovni Megalopolis.

« Cannes et Le Touquet réunis, mélangés dans un gobelet à cocktail »

Construit en 1928 par l’architecte niçois Roger Séassal – à l’origine, également, du Monte Carlo Beach –, le Palm Beach de Cannes ouvre le 5 avril suivant, quelques mois avant le crash de 1929. Les riches Américains comme la noblesse britannique adorent Cannes, qu’Eugène Cornuché, alias « le Napoléon des restaurants » (il fut un temps patron de Maxim’s, à Paris), a contribué à transformer en épicentre jet-set et plus seulement en destination d’hivernage aristocratique. L’endroit – « Ce palais nord-africain posé à l’avant-garde de la France sur le cap de la Croisette », s'égosillera plus tard le Journal des Étrangers, gazette pour VIP amoureux de la Côte d’Azur –, est fitzgeraldien au possible. « Tout ce que le monde compte de grands personnages a plongé dans la piscine du Palm Beach ou ingurgité sur ses bords des liquides variés », écrit Le Petit Journal dès 1932, mentionnant la venue du maire de New York, Jimmy Walker, en tenue de flanelle bleue. C’est le triomphe d’une certaine modernité à l’américaine, dans un décor hispano-mauresque qui fait fureur. Quant au nom… « Palm Beach est la plage smartest des Américains… Quelque chose comme Deauville, Biarritz, Cannes et Le Touquet réunis, mélangés dans un gobelet à cocktail », peut-on lire la même année dans la revue de mode masculine Adam, au sujet de ce style à l’élégance toujours décontractée.

Au Palm Beach, incarnation d’une nouvelle culture balnéaire en plein essor, les peaux sont bronzées : on déjeune en maillot de bain, on dîne en pyjama de soie, on flambe sans complexe autour des tables de baccara – le Palm Beach a été pensé comme le casino d’été de Cannes. On peut même, dit-on, y bronzer nu dans un solarium spécialement aménagé. Le Shah d’Iran, le Pacha de Marrakech, le Duc de Connaught, le duc et la duchesse de Windsor sont des habitués de ce complexe couleur fraise des bois, où l’on soupe tard au restaurant Le Masque de Fer avant de s’étourdir, au son des joueur de marimba, dans le club La Boîte à Matelots, après qu’un marin au torse nu et tatoué ait daigné vous ouvrir la porte.

Le premier Festival de Cannes déclaré annulé

Les athlètes olympiques français oublient la croix gammée en bullant dans la piscine, sur la route du retour des Jeux de Berlin en 1936 ; la même année, le grand raout caritatif organisé à Paris, le Bal des Petits lits Blancs déménage au Palm Beach avec toute sa cour de VIP d’ici et d’ailleurs. Princesses italiennes, maharadjahs indiens, vieilles familles françaises et nouvelles fortunes d’outre-Atlantique ont toutes réservé leur places pour l’édition du 22 août 1939, avec performances du danseur Serge Lifar et de la cantatrice Erna Sack. Les villas et les suites sont bookées plus tard qu’à l’accoutumé : le premier Festival du Cinéma est prévu au mois de septembre, avec son cortège de grands dîners, de réceptions, de prix spécialement remis par les ultra-mondaines Lady Mendl (meilleur film français) et Daisy Fellowes (actrice la plus élégante). C’est bien sûr au Palm Beach que la cérémonie est répétée, là où aura lieu le grand souper réunissant le corps diplomatique et les délégués du monde entier dix jours après, alors que vogue déjà le transatlantique rempli de stars hollywodiennes spécialement affrété par la Metro Goldwyn Mayer. Aucun nuage dans le ciel azur de Cannes. Pourtant, tout ce petit monde danse au bord du volcan en cette fin d’été prometteur. Le lendemain de la soirée, le pacte germano-soviétique est annoncé. Le 1er septembre, jour de l’ouverture, les chars nazis envahissent la Pologne. Le premier Festival de Cannes est annulé.

« C’est un peu le trou noir du Palm Beach. Il a été, un temps, occupé par les Allemands, puis bombardé. Les alliés s’y sont ensuite installés, puis l’ont rendu à sa vie civile avant des travaux de rénovation assez réussis », explique Jerry Pellerin. Jusqu’aux années 1970, le Palm Beach connaît un nouvel âge d’or, porté par le succès du Festival de Cannes et l’insouciance des années d'après-guerre. Michèle Morgan est là dès 1946, année de la première édition, tout comme le Toulousain Alfred Nakache, aujourd’hui connu comme le « nageur d’Auschwitz », venu remporter ici le record européen du relais 4x100 mètres.

Rita Hayworth, le Baron Empain et la soeur du Shah d'Iran

Rita Hayworth y dîne avec Orson Welles et rencontre Ali, le fils de l’Aga Khan, qu’elle épouse l’année suivante à Vallauris. La Boîte à Matelots a laissé la place au Paradise et au rythme de la samba, tandis que le Roi Farouk, accompagné de son cafetier personnel, flambe au casino comme si de rien n’était. Le tout Cannes est là, ainsi que les Windsor, le Prince Ruspoli, la princesse d’Hyderabad, à l’occasion du retour des Petits Lits Blancs en compagnie de Luis Mariano et des Rats de Cave de Saint-Germain des Prés. Mais le temps passe et le monde change. Dans les années 1970, le prince Turki, ancien vice-ministre saoudien de la Défense, a beau faire tourner la roulette avec le Baron Empain, la soeur du Shah d’Iran manque de se faire assassiner en 1977 en rentrant, en Rolls, d’une soirée organisée au Palm Beach. Les années 1980 sont dures pour les casinos, même si la destruction du Casino Municipal, son concurrent hivernal, lui offre un peu d’oxygène. Après les années fastes vient la saison creuse : en 1988, le Palm Beach annonce, pour la première fois, des pertes de l’ordre de dix millions de francs. Plus tard, les affaires de baronnie des croupiers du casino ternissent à leur tour l’image du lieu où l’on pouvait croiser autrefois, parmi les people venus du monde entier, le génial Nicolas Zographos, membre du « Syndicat grec » entré dans la légende pour sa méthode de jeu à la roulette.

« Ces années-là, comme les années 1990 et 2000, ne sont pas les meilleures pour le Palm Beach : c’est moins glamour, l’âme du lieu est un peu oubliée », euphémise Jerry Pellerin. Il faut dire que, pendant quelques décennies, les bas sont plus nombreux que les hauts. La destruction du Palm Beach en déclin a été clairement évoquée. Tout a été imaginé sur cette pointe orientale de la Croisette : une tri-tour tour de 130 mètres de haut du 90 mètres de large (dans les années 1970), un ensemble de luxe hôtel-logements-boutiques-bureaux (en 1991), ou encore un « pastiche sans échelle ni ambition, vaguement orientalisant, de grosse villa de bord de mer » dénoncé par le très sérieux journal Le Monde, à l’occasion du concours lancé par la ville en 1993.

Mais aujourd’hui, le Palm Beach est de retour. Il a fallu le concours du groupe immobilier Madar, associé pour l’occasion aux entrepreneurs-restaurateurs David Barokas et Patrick Tartary, pour relancer la belle endormie de la Pointe Croisette. Pour Jerry Pellerin, « on a voulu d’abord rendre hommage à ce qui ressemblait à une vieille bête échouée, l’embellir en gardant son esprit d’origine. On a gommé les rajouts inutiles, restauré les pointes mauresques et les anciennes corniches, mais sans vouloir en faire un musée ». Le studio de l'architecte signe aussi une casquette en béton high tech de seulement 5 centimètres d’épaisseur et une boîte de verre pour le restaurant branché Zuma.

Un parmi d’autres : le Palm Beach accueille aussi La Petite Maison (un mythe du Vieux Nice fait de pissaladières et de salades d'artichauts, décliné aujourd’hui de Londres à Dubaï), la table grecque Namos, Le Medusa, l’italien Il Grande signé du décorateur Hugo Toro, un grill, mais aussi un club de fitness et le bar Jean Paul’s Member Bar avec programme d’adhésion personnalisé (tenue élégante obligatoire, photos et vidéos interdites). Sans oublier, bien sûr, le Royal Palm, un fantasme de casino à la James Bond où jouer au poker et au punto banco à côté d’une assiette de caviar Petrossian. Et une salle événementielle de 2000 mètres carrés se prêtant à toutes les configurations. La piscine, elle, est toujours là.

« L’idée, c’était de renouer avec l’idée originelle du Palm Beach, qui est né dès le départ comme un complexe de divertissement. La réussite de ce projet tenait aussi à sa diversité », tient à souligner Jerry Pellerin, se félicitant des maisons qui ont déjà investi les lieux. Loro Piana, Dior, le joaillier Chrome Hearts y ont dévoilé leurs boutiques au design léché. Et tant pis pour les esprits chagrins : le Palm Beach, après tout, a toujours misé sur une insouciante envie de consommer. Dès les années 1930, on y shoote des séries mode, et les couturiers y présenteront longtemps leurs collections, entre la « Fête de l’Elégance », les « Soirs de Croisières » et autres « Merveilleuse Nuit du Mycca ». Car qu’elle que soit l’histoire, personne, ici, n’a jamais eu envie de passer son temps dans un simple petit lit blanc. Il suffit, pour s'en assurer, de demander aux Cannois – et aux festivaliers.

2025-05-13T06:03:43Z